Une crise est un moment de rupture dans l’ordre des choses. Un vieux professeur de l’époque soviétique contemple sa boule à neige pour se rassurer, moi je me mets à rêver.
Moscou, Octobre 1994. Le vieil homme, professeur émérite, spécialiste de la physique nucléaire reconnu dans le monde entier, n’en revient pas. Sur les marches abimées de cet institut prestigieux, qui a offert honneur et gloire à tous ceux qui y ont travaillé, il a le regard perdu. Déjà, la veille, un mot glissé à son collègue, un regard échangé témoignaient de son trouble alors qu’il accueillait une délégation française : le repas proposé par la cantine de l’institut lui faisait honte. La nappe tâchée, les assiettes trop grandes pour des portions dérisoires, cette kacha immangeable… Ses hôtes venaient rencontrer une légende de la recherche soviétique. Ils découvraient un roi nu. La gloire n’était plus qu’un souvenir, cette visite se faisait à contre-temps. Derrière le fantasme, le réel se dévoilait. Le réel de la situation économique d’un empire qui s’effondre sous le poids de ses faiblesses et de ses absurdités. Le monde de la recherche avait été à la pointe de l’édifice, glorieux porte-étendard de cette course effrénée, guerre froide de l’après-guerre. Il n’était plus qu’un fragment parmi d’autres dans un champ de ruines. La belle bâtisse classique, colonnes blanches sur fond ocre, menaçait de s’effondrer. La chute n’était pas seulement une vue de l’esprit. Alors quand Arcady, le plus brillant de ses élèves, celui qui, plus que tout autre, pouvait prétendre lui succéder un jour à la tête l’institut, quand Arcady lui a annoncé qu’il quittait le métier pour aller vendre des datchas aux nouveaux riches, histoire de faire vivre sa famille, et peut-être même de s’acheter lui aussi une datcha, alors ça a été le coup de grâce. Affligé par ce renversement de valeurs, le regard perdu, encore sonné, adossé à cette colonne branlante, le professeur me dit : « vous avez une expression en français, c’est… cul par-dessus tête, c’est cela ? »
Oui, c’est cela, Professeur. Cul par-dessus tête, comme sens dessus dessous. Quand rien ne va plus et que tout est à l’envers, on peut aussi se dire que tout va à vaux l’eau, qu’on prend le bouillon, qu’on est dans la lessiveuse. Je ne sais pas si vous êtes encore en vie, Professeur, mais je peux vous le dire, le monde a bien changé depuis notre dernière rencontre. Il a tellement changé qu’on peut maintenant en évoquer la fin sans être pris pour un fou. Si ! ça fait partie du langage courant, des discours politiques. La fin du monde ! incroyable non ? Mais vous savez quoi ? le plus incroyable, c’est que depuis qu’on a commencé à en parler, de la fin du monde, rien n’a changé. Strictement rien. Car le risque encouru par la planète vient d’une logique de développement économique, celle-là même qui a poussé votre Arcady à vendre des datchas, mais cette logique est si puissante que rien ne peut l’arrêter.
Croyait-on. Jusqu’à ce qu’un virus vienne nous montrer le contraire ! Un virus, Professeur ! Un virus, aux conséquences certes dramatiques, mais somme toute assez modestes par rapport à la perspective d’une fin du monde. Eh bien, en quelques semaines, il a réussi ce qui, à nous, humains passifs et résignés, paraissait impossible : arrêter une activité folle, suspendre cette fameuse logique économique.
Vous ne comprenez pas, Professeur ? Moi non plus. On est tous un peu cul par-dessus tête en ce moment. On l’est depuis longtemps à vrai dire, mais là, c’est difficile de se repérer, parcequ’il y a des renversements de valeurs et des retournements de situations à tous les coins de rue. Il y a quelques jours encore, les hôpitaux étaient démembrés parce qu’ils coûtaient trop chers. Aujourd’hui, plus rien d’autre ne compte que de les doter. Il y a quelques jours encore, caissières et travailleurs sociaux faisaient tout juste partie du décor, ils sont aujourd’hui les troupes d’élite qui sauvent la nation. Il y a quelques jours encore, la bourse, la croissance, l’activité économique formaient une Trinité qu’on ne critiquait pas. Elles sont aujourd’hui priées de se taire, bâillonnées dans la cave, à côté des sacs de patates et des rouleaux de PQ.
Posée sur votre bureau, vous aviez une boule à neige, Professeur, avec son arc de triomphe à l’intérieur. Cela vous apaisait de voir que la neige retombait toujours à sa place, une fois la secousse passée. Notre monde actuel est dans cette boule, monde sous cloche aux allures de Truman show, un brin illusoire. Un virus est venu, qui nous a bien secoués. Il a déchiré la toile qui faisait office de décor infranchissable. Certes, notre monde, sur ce coup-là n’est pas en danger. Mais il le sera si on laisse la neige retomber, si on laisse une certaine économie opérer un retour à l’ordre des choses. Car cet ordre des choses est un tyran aveugle dont il faut se méfier. A l’heure où la moitié de l’humanité s’est arrêtée, dans une étrange communion, il nous est possible de rêver. Et d’imaginer que, la tête revenue sur les épaules, nous pourrons construire autrement un monde nouveau. Santé, Professeur !