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On ne tire pas sur le Premier ministre !

A propos de l’interdit et de ses formulations

C’est Emmanuel Carrère qui dans son dernier roman, Yoga, nous livre cette délicieuse anecdote : dans un pays des Balkans en proie à de fréquents attentats politiques, une loi est adoptée : « Tirer sur le ministre des Finances, quinze ans de prison. Tirer sur le ministre de l’Intérieur, vingt ans. Tirer sur le grand chambellan, dix ans. Il est interdit de tirer sur le Premier ministre. »

C’est une jolie parabole qui met en scène deux formulations de l’interdit : l’interdit qui se monnaye, et l’interdit qui ne se discute pas. Dans la première formulation, on a encore voix au chapitre. Quiconque peut décider de ses actes dès lors qu’il est prêt à en payer le prix fixé par la société. Alors que la seconde formulation décrète quelque chose de plus radical : c’est inconcevable, c’est une impossibilité.

Décréter une impossibilité ? Ridicule ! Le jeune enfant qui, pour se construire a besoin de tester et contester les limites, nous le fait vite savoir : bien sûr que si, s’il le veut, il peut tirer sur le Premier ministre ! Il n’y a pas d’interdit qui tienne, ou qui résiste à sa volonté. C’est alors à nous de lui enseigner que non, tout n’est pas possible et que ce n’est pas grave. Il y a une limite à la toute-puissance de la volonté. Deux limites même. La limite physique qui nous est amenée par les lois de la nature. Et la limite symbolique, qui nous est amenée par les lois de la culture. Dans les deux cas, il est difficile d’énoncer ces limites de façon formelle et définitive, et chaque énoncé sera tôt ou tard contredit : vous le voyez bien que c’était possible ! Peut-être. Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est de pouvoir assumer, sans s’en sentir meurtri, que la volonté de chacun puisse être contrariée à la fois par la réalité de la limite physique et par la nécessité de la limite symbolique.

Pour un parent, décréter une impossibilité c’est faire éprouver cette limite symbolique. En prendre conscience permet de reprendre confiance et de miser sur une logique performative : ça devient impossible dès lors que je dis que c’est interdit ! La légitimité de l’énoncé permet son efficacité éducative. Il n’y a là ni mascarade ni abus de pouvoir. A condition bien sûr de ne pas détourner la Loi au profit de celui qui l’énonce et que ce ne soit pas un prétexte pour servir sa propre jouissance. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de faire la Loi, mais de la transmettre !

Article initialement paru sur le site Psychologies.com

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